Une transition réelle de l’industrie financière ne peut se faire sans l’instauration de normes dites « à double matérialité », affirme cet économiste dans une tribune pour « Le Monde ».
Remarque : Cet article a été initialement publié sur « Le Monde » en tant que contribution externe. Les points de vue exprimés sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de TechDécouverte.
Est-il possible pour les marchés et les intermédiaires financiers de contribuer à la lutte contre le changement climatique en réorientant les flux financiers des secteurs et activités à forte émission de carbone vers des secteurs et activités durables et vertueux ? Autrement dit, la finance durable est-elle vraiment durable ? Il y a de fortes raisons de douter, mais tout espoir n’est pas encore perdu.
Il existe une certaine ambiguïté, souvent maintenue, quant à la définition de la finance durable, car deux visions s’affrontent. Pour l’investisseur soucieux de la préservation de la planète, c’est l’impact des entreprises sur l’environnement qui compte. Il cherchera donc à investir dans des entreprises qui s’efforcent de ne pas dégrader les écosystèmes. Les financiers et les entreprises, en revanche, se préoccupent principalement des conséquences financières de cette dégradation sur leurs résultats et leur valorisation boursière.
Ces approches très différentes sont à l’origine d’une confusion qui favorise le greenwashing. La question cruciale est donc celle de l’objectif de la finance durable (ou de l’investissement « écologiquement responsable »). Les normes utilisées dans le domaine de la finance durable pour en « rendre compte » ne sont pas neutres, elles en façonnent la réalité. Ces normes sont actuellement l’objet d’un conflit ouvert entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis, dont l’issue déterminera si la finance durable sera un simple substitut de la finance traditionnelle, ou une finance véritablement capable de servir la transition écologique. Ce débat pourrait sembler technique, mais il est en réalité une réflexion politique dans la mesure où il reflète des conceptions divergentes sur la relation que le monde des affaires doit entretenir avec le climat, la biodiversité et la nature en général.
Un fondement nécessaire
Pour faire simple, les États-Unis défendent la notion de « simple matérialité », qui désigne l’impact de l’environnement social et environnemental sur les comptes de l’entreprise. Alors que l’UE défend celle de « double matérialité », qui s’intéresse également aux conséquences sur l’environnement et la société des comportements, des choix stratégiques, des opérations et de la production de l’entreprise. La double matérialité reconnaît que les entreprises et les institutions financières doivent également gérer et assumer la responsabilité des impacts négatifs réels et potentiels de leurs décisions sur les personnes, la société et l’environnement. C’est un changement de paradigme comptable qui réintègre l’entreprise dans son environnement naturel et social. L’UE promeut cette conception comme une étape essentielle pour la réalisation du Pacte vert, tandis que les États-Unis soutiennent l’approche développée par l’International Sustainability Standards Board (présidé par Emmanuel Faber), qui a publié en juin ses premières normes extrafinancières climatiques selon le principe de simple matérialité.
Bien sûr, la double matérialité à elle seule ne garantira pas une orientation vers une finance véritablement durable, car fournir aux marchés des informations sur les dégâts que les entreprises causent à l’environnement n’a guère d’impact sur le rendement-risque du prêt accordé à des entreprises nuisibles à l’environnement. Cependant, la double matérialité constitue la base informationnelle nécessaire à une réforme ambitieuse des notations extrafinancières, à laquelle la Commission européenne s’attelle justement. Aujourd’hui, de bonnes notations ne sont pas une garantie de bonnes performances environnementales, en raison de la prédominance de l’approche de la simple matérialité.
Mais d’autres lacunes expliquent cette confusion et doivent être comblées. Par exemple, les critères E (environnement), S (social) et G (gouvernance) ne sont pas indépendants : des entreprises peu performantes sur le critère E peuvent obtenir des notes ESG élevées grâce aux facteurs S et G.
Pour ajouter à la confusion, ce sont souvent les performances relatives (best in class) et non absolues qui sont mises en avant lors de la commercialisation des produits financiers. L’investisseur peut donc en toute bonne foi investir dans un fonds qu’il croit durable, mais qui intègre des titres émis par l’industrie extractive ou la pétrochimie… Il faut mettre fin à ces malentendus propices au greenwashing.
Renforcer le rôle des autorités publiques
La route ne s’arrête pas là. L’étape suivante pour faire émerger une finance vraiment durable à grande échelle doit passer par une action publique forte, qui, sur cette base informationnelle renouvelée, viserait à orienter les flux financiers vers les activités et les secteurs durables.
Plusieurs types de réglementations et de mesures peuvent alors se conjuguer. Les pouvoirs publics pourraient par exemple interdire les pratiques de best in class et imposer que les fonds labellisés écologiques ne puissent intégrer que des titres émis par des entreprises ayant des notations environnementales supérieures à un certain seuil. Le financement des entreprises ayant une mauvaise notation environnementale pourrait aussi être pénalisé par des exigences prudentielles plus fortes, actant le fait que les activités nuisibles au climat sont vouées à s’atrophier, et donc à générer des pertes financières. Cette pénalisation, via le ratio de capital réglementaire, pourrait s’étaler sur quelques années, de manière à inciter les entreprises à réorienter leur activité.
Dans la même veine, les titres émis par les entreprises ayant une bonne notation environnementale seraient favorisés dans l’accès à la liquidité de la banque centrale, alors que ceux ayant une mauvaise notation pourraient être pénalisés, voire inéligibles comme collatéral, si la note passe sous un seuil prédéfini.
Il s’agit de renforcer le rôle des pouvoirs publics face à la finance afin de contraindre celle-ci à participer à l’effort collectif et à accompagner activement la bifurcation écologique de nos économies. Mais le préalable à cette ambition est bien la constitution d’un socle informationnel pertinent. C’est pourquoi la bataille actuelle sur les règles comptables de durabilité ne doit pas être perdue.
Laurence Scialom
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