Le déchiffrage des termes « double matérialité », « reporting extra-financier », « critères ESG »… Le langage de la finance verte dissimule une lutte entre deux perspectives divergentes sur le rôle de l’entreprise dans la société. Laurence Scialom, notre invitée, nous aide à comprendre ce débat.
Note de la rédaction : Cet article est une contribution invitée, initialement publiée sur Alternatives Economiques. Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de TechDécouverte.
Il y a une abondance de recherches sur l’incapacité des notations extra-financières à réorienter la finance vers une direction plus favorable pour le climat.
Malgré cela, ces notations sont ciblées par une attaque virulente aux États-Unis. La droite américaine a fait de la lutte contre le capitalisme « éveillé » son combat, encourageant notamment le boycott des banques et des fonds qui investissent sur la base de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
La Virginie-Occidentale, étroitement liée à l’industrie du charbon, le Texas et la Floride sont les principaux acteurs de ce mouvement anti-ESG qui pratique allègrement le « name and shame ».
Tous les fonds d’investissement et autres intermédiaires financiers qui déploient, même de manière marginale, des stratégies d’investissement ESG font l’objet de cette critique en règle. Cette agitation politique, souvent empreinte de théories du complot, peut prêter à sourire lorsque Elon Musk va jusqu’à dire que le « S » de ESG signifie satanique plutôt que social.
Cependant, cette offensive n’est pas sans conséquence. Des initiatives dans le monde de la finance, telles que Net Zero Asset Managers (NZAM), Net Zero Asset Owner Alliance (NZAOA) et Net Zero Banking Alliance (NZBA), visant à atteindre l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050, connaissent une série de départs. Plus de dix grandes compagnies d’assurances et de réassurances, dont AXA Allianz, SCOR et Swiss Re, ont quitté l’alliance des assureurs pour l’objectif zéro carbone.
Au sommet de son succès, cette alliance représentait près de 15% du volume mondial des primes d’assurance, mais six des huit signataires fondateurs ont déjà quitté le navire seulement deux ans après sa création.
Le même mouvement est observé chez les gestionnaires d’actifs. Ainsi, Vanguard s’est retiré de la Net Zero Asset Managers Initiative (NZAM), une coalition de plus de 300 membres qui représentait plus de la moitié des actifs gérés dans le monde.
Cette bataille anti-ESG féroce aux États-Unis n’est donc pas insignifiante. Elle souligne à quel point les règles qui structurent et orientent la finance sont un sujet réellement politique et non uniquement technique. Politique car elles véhiculent une vision, une conception de l’économie et des relations entre le monde des affaires, le monde social et l’environnement.
Matérialité simple et double
De ce point de vue, la bataille qui se joue entre les États-Unis et l’Europe concernant la simple matérialité, par opposition à la « double matérialité », en matière de reporting extra-financier est cruciale, tout comme le prochain règlement européen, actuellement en consultation sur les notations extra-financières. Approfondissons un peu.
Selon la définition des US GAAP (Generally Accepted Accounting Principles), les normes comptables américaines, « la matérialité est un principe comptable qui stipule que tous les éléments susceptibles d’influencer raisonnablement la prise de décision des investisseurs doivent être enregistrés ou présentés en détail dans les états financiers d’une entreprise ».
Cela signifie que toute information qui aide les investisseurs et actionnaires à comprendre l’impact potentiel d’un facteur sur la performance financière d’une entreprise peut être considérée comme importante, et donc « matérielle ».
La simple matérialité applique ce principe en se concentrant sur la valeur financière de l’entreprise et en particulier sur la perte de valeur potentielle que les risques environnementaux, sociaux ou de gouvernance (ESG) peuvent faire subir aux investisseurs.
Cette conception est défendue par l’ISSB (International Sustainability Standards Board), institution présidée par Emmanuel Faber, l’ancien directeur général de Danone, créée en 2021 à Glasgow lors de la COP 26.
L’ISSB est l’équivalent, pour le reporting durable, de l’IASB (International Accounting Standards Board) qui a créé les normes comptables internationales IFRS pour les comptes consolidés.
L’ISSB a publié en juin 2023 ses premières normes extra-financières climatiques selon le principe de simple matérialité. Cela s’inscrit dans la continuité de l’analyse financière standard, le reporting et les notations extra-financières se concentrant sur les risques pour l’entreprise et pour les investisseurs. Les risques/dégradations que l’entreprise génère pour son environnement au sens large ne sont pas pris en compte.
C’est à cette lacune que répond le principe de double matérialité qui ne s’intéresse pas seulement aux impacts liés aux risques ESG sur l’entreprise, mais aussi aux impacts de l’entreprise sur son écosystème (environnement, social et gouvernance).
La double matérialité opère un véritable changement de paradigme. Elle reconnaît que la responsabilité des entreprises et des institutions financières ne se limite pas à leur performance financière, et qu’elles doivent également gérer et assumer la responsabilité des impacts négatifs réels et potentiels de leurs décisions sur les personnes, la société et l’environnement.
La double matérialité réintègre les entreprises dans leur écosystème. C’est cette conception élargie de double matérialité que l’Union européenne promeut.
Fin juillet 2023, la Commission européenne a publié l’acte délégué, l’équivalent d’un décret d’application, qui définit les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui encadrent et harmonisent les publications des entreprises rendues obligatoires par la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) votée fin 2022.
Il reste encore au Parlement et au Conseil à adopter ce texte. En l’absence d’objection de leur part, les standards entreront en vigueur au 1er janvier 2024.
Le reporting prévu dans l’acte délégué se fonde sur une approche dite de « double matérialité » développée par l’Efrag (European Financial Reporting Advisory Group) qui est un organisme chargé d’élaborer des règles sur le reporting extra-financier mandaté par Bruxelles en 2020 pour élaborer des normes sur les sujets de durabilité devant servir de socle à la directive CSRD.
Conflits de normes
Nous sommes donc dans une phase conflictuelle de concurrence entre deux types de normes – celle de l’ISSB et celle de l’EFRAG – dont l’ambition et la capacité à réorienter la finance sont très différentes.
Non seulement les normes ISSB ne s’intéressent pas aux impacts des décisions des entreprises sur leur écosystème (simple matérialité), mais elles se limitent au climat, alors que celles de l’Efrag couvrent également d’autres domaines, comme la biodiversité.
Autre différence majeure, les normes européennes vont devenir obligatoires au niveau européen entre 2025 et 2028 pour les entreprises européennes, selon leur taille, mais aussi pour des entreprises non européennes à partir d’un certain seuil d’activité réalisée en Europe. L’Europe introduit ainsi des mesures d’extraterritorialité.
Plus précisément, la directive CSRD qui va entrer en application dès 2024 ne va pas seulement concerner les entreprises étrangères ayant une filiale établie en Europe, mais aussi, à partir de 2028, celles ayant une succursale et celles qui dépassent un certain niveau d’activité dans l’UE.
Si ces entreprises ne se conforment pas aux exigences de divulgation d’informations requises, elles encourront des amendes correspondant à un pourcentage du chiffre d’affaires annuel réalisé dans l’Union européenne.
Ce principe d’extraterritorialité, dont les États-Unis ne se privent pas dans un certain nombre de domaines, provoque l’indignation des républicains qui dominent la Commission des finances de la Chambre des représentants. Ils mettent en avant une grave atteinte aux intérêts des entreprises extractives fossiles américaines et du secteur agricole. Leur crainte est évidemment qu’une réglementation similaire soit votée aux États-Unis.
La prochaine grande bataille dans la continuité directe de celle que nous venons d’évoquer concerne le prochain règlement sur les notations ESG auquel la Commission européenne s’attaque.
Parmi les grands enjeux de ce prochain texte réglementaire européen, on peut mentionner sans prétendre à l’exhaustivité : l’harmonisation des méthodologies et l’adoption de standards minimaux dans le contenu des notations ESG, l’encadrement et la surveillance des fournisseurs de notations ESG et la remise en cause de l’agrégation des trois facteurs E, S et G qui ne fait qu’entretenir la confusion sur l’interprétation des notations et facilite le greenwashing.
Concernant ce dernier point, des études ont clairement montré qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre les notations ESG et l’impact environnemental réel des entreprises car celles dont l’activité est très nocive pour la planète peuvent obtenir des notes ESG relativement élevées grâce aux facteurs S et G.
Ne nous laissons donc pas aveugler par l’apparente technicité des débats autour du reporting extra-financier et des notations ESG. Il s’agit bien d’un combat politique et les conservateurs américains l’ont bien compris.
En conséquence, la Commission européenne a reculé sur un certain nombre de points, comme le dénoncent à juste titre les ONG. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, la conception européenne est beaucoup plus vertueuse que la vision américaine. Perfectible bien sûr, mais indiscutablement plus ambitieuse pour l’environnement.
Laurence Scialom
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