La chute des énergies fossiles : une menace pour la stabilité financière
Non seulement la diminution des énergies fossiles met en péril les bénéfices attendus par les investisseurs, mais elle menace également la stabilité financière. L’organisation non gouvernementale TechDécouverte appelle à ce que ce risque soit intégré dans la régulation des banques et exhorte les régulateurs à agir sans tarder.
Plusieurs organisations non gouvernementales et autres entités ont passé des années à appeler les banques à réduire leur financement des industries du pétrole, du charbon et du gaz. Ces appels se basent sur des arguments moraux et scientifiques convaincants, rappelant que le budget carbone mondial sera épuisé dans 10 à 15 ans.
Cependant, le financement des énergies fossiles pourrait également engendrer une crise financière en plus de la crise climatique prévue, étant donné les risques qu’il fait courir aux institutions bancaires.
Le rôle des autorités de régulation financière
Les autorités de régulation financière ont pour mission de garantir la stabilité du système bancaire et financier. Dans un récent rapport intitulé « Briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière », Thierry Philipponnat, directeur de la Recherche et du Plaidoyer chez TechDécouverte, soutient que les risques prudentiels liés au financement des énergies fossiles s’aggravent et que les régulateurs devraient agir rapidement.
Il précise que le financement des énergies fossiles devient de plus en plus risqué, et par conséquent, il incombe aux régulateurs de veiller à ce que les banques soient suffisamment capitalisées pour supporter des pertes sur leurs actifs dans ce secteur. Il est donc indispensable d’adapter la réglementation prudentielle qui ne tient pas compte de ce risque à l’heure actuelle.
Les conséquences de l’inaction
Les conséquences de l’inaction sont apparues clairement en juin lorsque Shell et BP ont déprécié leurs actifs pétroliers et gaziers de près de 40 milliards de dollars. Les principales entreprises du secteur pétrolier ont vu leur valeur de marché divisée par deux au cours des 12 derniers mois, effaçant plus de 160 milliards d’euros de fonds investis dans ces entreprises.
Le financement du pétrole et du gaz est principalement assuré par des crédits syndiqués. Les banques ont accordé 2 700 milliards de dollars de financements à l’industrie du pétrole et du gaz dans les quatre années qui ont suivi l’Accord de Paris. Une dégradation de ces secteurs pourrait rendre une partie importante de ces prêts irrécupérable. Les pertes toucheraient le secteur bancaire et, si celui-ci ne parvient pas à les absorber, elles affecteront en cascade le système financier.
Thierry Philipponnat, également membre du Collège de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF France) et président de la Commission Climat et Finance durable de cette institution, souligne que les régulateurs ont le devoir de briser ce qu’il appelle le « cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière ». Les investissements dans les énergies fossiles rendent possible le changement climatique, qui à son tour menace la stabilité financière.
« Financer la production d’énergie fossile engendre deux risques : la création d’un actif financier qui peut perdre toute valeur, et la propagation de risques macro-prudentiels du fait des risques liés au changement climatique que ce financement rend possible », précise-t-il.
La réponse des régulateurs
À ce jour, la principale réponse des régulateurs a été d’augmenter la transparence et d’évaluer la résistance des institutions financières face à différents scénarios de changement climatique.
Cependant, ces analyses de scénarios ne prennent en compte que les risques directs liés au changement climatique : les risques de transition et les risques physiques. Les risques indirects liés aux perturbations des économies en général pourraient être bien plus importants, et ils sont presque impossibles à modéliser, comme l’a montré la crise du Covid-19.
Les efforts des régulateurs financiers pour intervenir directement ont été entravés par des discussions sur les données et les modèles mathématiques qui prendraient des années à résoudre. D’ici là, le budget carbone de la planète sera pratiquement épuisé.
Ce retard repose sur un paradoxe : les régulateurs reconnaissent l’extrême difficulté de modéliser les risques liés au changement climatique, tout en affirmant que cette modélisation est une condition préalable à leur intervention. Malheureusement, le temps nous est compté, et agir tardivement revient à ne pas agir du tout.
Les banquiers centraux en sont conscients, et certains réclament déjà moins de modélisation et plus d’action.
Le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne
TechDécouverte estime que le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne offre déjà une base juridique générale pour agir, puisqu’il établit le principe de précaution comme principe directeur.
Il existe également une base légale spécifique dans le règlement européen relatif aux exigences de fonds propres (« Capital Requirements Regulation », CRR). Conçu pour prévenir l’instabilité financière, le CRR prévoit notamment des pondérations de risque plus élevées pour les situations dans lesquelles le risque de perte ne peut pas être mesuré précisément, alors que son occurrence est hautement probable.
Le modèle de réglementation bancaire du Comité de Bâle
La pondération du risque fait partie du modèle de réglementation bancaire du Comité de Bâle, selon lequel les exigences de fonds propres s’appliquent aux actifs des banques après que chaque élément d’actif ait été évalué de façon à refléter son propre niveau de risque. Un actif estimé comme ayant un risque faible, comme par exemple un crédit hypothécaire ou un prêt à un Etat, peut bénéficier d’une pondération de risque réduite. Le ratio de capital de 8% s’appliquant à la valeur de l’actif pondérée par le risque, la banque peut alors financer l’actif presque entièrement par la dette, ce qui rend l’opération plus rentable pour elle en l’absence de défaut.
En dehors des situations où le risque est considéré comme plus faible ou plus élevé, la norme est de pondérer les actifs, et notamment les prêts sans garanties, à 100%. La banque doit alors appliquer les 8% de capital requis sur le montant total du prêt, de sorte qu’elle ne peut le financer par la dette qu’à hauteur de 92%. Le solde provient des fonds propres, qui peuvent absorber les pertes.
Les prêts accordés aux énergies fossiles sont susceptibles de devenir de mauvais risques et de contribuer aux risques macro-prudentiels en rendant le changement climatique possible. Ces risques ont de fortes chances de se matérialiser, mais l’absence de données historiques rend difficile, voire impossible, leur modélisation en amont.
Thierry Philipponnat explique que le règlement CRR permet d’imposer aux banques un ratio de fonds propres plus élevé pour ce type de prêts. L’article 128 du CRR prévoit ainsi des pondérations de 150% pour des risques particulièrement élevés ou difficiles à évaluer, comme par exemple le capital-investissement ou les prêts immobiliers spéculatifs. Selon lui, les prêts existants liés aux énergies fossiles devraient être ajoutés à cette catégorie.
Le financement de l’exploration de nouvelles réserves d’énergies fossiles
Financer l’exploration de nouveaux gisements d’énergies fossiles est encore plus risqué, car il est presque certain que les nouvelles réserves explorées aujourd’hui resteront inexploitées avant la fin de leur cycle normal d’exploitation.
Thierry Philipponnat recommande donc que l’article 501 du CRR soit modifié pour appliquer une pondération de risque de 1250% aux nouvelles prises de risque sur les énergies fossiles. En tenant compte d’un ratio de capital à 8%, cela impliquerait un financement exclusif de ces nouveaux prêts sur fonds propres, ce qui serait cohérent avec le niveau de risque extrêmement élevé encouru par les banques sur ce type de prêts.
Adoption de nouvelles dispositions
Adopter ces dispositions nécessite un travail législatif, mais compte tenu de l’accélération des risques, elles pourraient être introduites de manière temporaire dès maintenant. L’article 459 du CRR autorise en effet la Commission européenne à « imposer, pendant un an, des exigences prudentielles plus strictes pour les expositions nécessaires pour réagir à d’éventuelles variations d’intensité des risques micro- et macroprudentiels ».
Compte tenu de la nature globale de ce problème, TechDécouverte recommande également que cette approche de pondération du risque soit considérée au-delà de l’Union européenne via le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (BCBS) et le Conseil de stabilité financière (FSB).
Confrontation à l’impact du changement climatique sur la stabilité financière
S’attaquer à l’impact du changement climatique sur la stabilité financière est un objectif réaliste et de plus en plus urgent ; la dernière chose dont une planète qui se réchauffe a besoin est une nouvelle crise financière.
Compte tenu de son impact énorme sur les sociétés humaines, le coût de mesures visant à briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière est modéré. Certes, à court terme, ces mesures peuvent nuire à certains intérêts particuliers, mais il ne fait aucun doute que l’intérêt général exige d’agir et qu’il est du devoir des politiques de le faire, surtout lorsqu’ils en ont la possibilité et les moyens.
Greg Ford
Liens complémentaires :
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Notre communiqué de presse : « L’Union européenne possède les outils nécessaires pour briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière ».
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Notre webinaire en collaboration avec les Echos : « Briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière ».
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