L’exposition des banques françaises aux actifs fossiles : un danger imminent d’une crise des subprimes fossiles
Les organismes de régulation du secteur bancaire s’inquiètent de plus en plus des liens entre les changements climatiques et la stabilité financière. Le financement des énergies fossiles par les banques, principaux coupables de l’accélération des changements climatiques, est au centre de cette problématique.
En effet, beaucoup d’actifs liés à l’industrie des énergies fossiles (ou « actifs fossiles ») devront être mis de côté avant la fin de leur cycle économique (ces actifs sont appelés « actifs échoués ») pour permettre la transition vers une économie carbone neutre. Cette transition aura un coût énorme pour les institutions financières. Évaluer et gérer ces nouveaux risques financiers est maintenant une priorité pour les autorités de régulation financière du monde entier pour éviter un scénario similaire à la crise des subprimes de 2008 qui a été déclenchée par la faillite de Lehman Brothers.
TechDécouverte estime que les 60 plus grandes banques du monde sont exposées à des risques d’un montant d’environ 1 350 milliards de dollars dus à la présence d’actifs fossiles dans leurs bilans. Cependant, les risques associés à ces actifs ne sont pas pris en compte dans les exigences de fonds propres des banques.
Le moyen le plus efficace de résoudre ce problème serait d’adopter une mesure du pilier 1 des règles internationales de Bâle 3, ce que les législateurs de l’UE et du Canada envisagent actuellement :
Appliquer un coefficient de pondération des risques sectoriels de 150 % aux expositions des banques à des actifs fossiles.
Évaluation de l’impact de cette mesure sur les fonds propres des banques
Notre nouvelle étude cherche à aider le législateur à évaluer cette proposition, en examinant ses répercussions sur les fonds propres des banques et en évaluant ses conséquences sur les prêts et la supervision. Notre conclusion est que cette mesure pourrait être mise en œuvre sans répercussions sur la capacité des banques à accorder des prêts.
Notre étude porte sur les 60 plus grandes banques du monde, incluant les 28 banques considérées comme d’importance systémique à l’échelle mondiale et les 22 plus grandes banques de l’UE en termes d’actifs. Il en ressort que l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % – qui correspond à la pondération des risques applicable aux actifs à haut risque dans le cadre du dispositif de Bâle – aux expositions à des actifs fossiles des banques nécessiterait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques.
Le montant moyen des fonds propres supplémentaires nécessaires serait de 3,05 milliards de dollars par établissement et, pour la moitié des banques de notre échantillon, il serait de 1,81 milliard de dollars ou moins. Cela équivaut à 2,85 % des fonds propres actuels des banques ou à 3,42 mois de leur bénéfice net global pour 2021. La moitié des banques pourraient couvrir ce montant en 2,71 mois ou moins – c’est-à-dire que, si elles commençaient dès maintenant, elles pourraient avoir terminé avant Noël ! Cependant, certaines banques pourraient avoir besoin de plus de temps en raison de leur forte exposition aux énergies fossiles ou de leur faible rentabilité en 2021.
Dans la pratique, les banques auraient plus de temps pour atteindre cet objectif, car ce type de mesure est généralement mise en œuvre progressivement et sur de plus longues périodes.
Impact de cette mesure sur l’octroi de crédits
Nous pensons qu’il est tout à fait possible pour les banques de combler un tel déficit de fonds propres en retenant des bénéfices sur des périodes relativement courtes sans compromettre leur capacité globale à accorder des prêts, ce qui est important pour le financement de la transition.
À titre de comparaison, après la crise financière de 2008, les banques ont dû mobiliser un volume de capitaux additionnels beaucoup plus important que les niveaux que nous évoquons ici, et elles y sont parvenues en 18 à 24 mois, sans pour autant réduire leurs prêts ni leurs actifs totaux, en ayant principalement recours à la rétention de bénéfices et à l’augmentation de leurs marges de crédit.
Une fois le coefficient de pondération des risques sectoriels aux expositions des banques à des actifs fossiles appliqué par le législateur, les autorités de surveillance devront travailler en collaboration avec ces banques pour leur permettre d’atteindre progressivement leur objectif d’augmentation de fonds propres sur une période raisonnable. Cela permettra de s’assurer que ces risques sont pris en compte, en temps utile, et qu’ils sont bien gérés d’un point de vue systémique. Cela permettra également d’éviter « l’effet falaise », c’est-à-dire les variations abruptes liées à la matérialisation des risques et à la vente au rabais d’actifs en cas de transition désordonnée.
Impact sur la supervision des banques
Plusieurs aspects sont à prendre en compte par les autorités de surveillance lors de la mise en œuvre de cette mesure :
– Si les autorités de surveillance prennent en compte le volume et les échéances des actifs fossiles actuels des banques pour définir la période de mise en œuvre de cette nouvelle pondération des risques, elles pourront éviter les perturbations sur les prêts actuels, notamment sur les taux d’intérêt et liées à d’éventuelles clauses restrictives.
– La période de mise en œuvre doit également être suffisamment longue pour tenir compte de la capacité des banques à dégager des capitaux de manière organique grâce à leurs bénéfices, qui sont d’ailleurs en hausse du fait de l’augmentation des taux d’intérêt. Prévoir une période de mise en œuvre appropriée permettra également de s’assurer que la mesure n’affecte pas la capacité des banques à accorder des prêts. Cependant, les banques qui ont une faible rentabilité ou qui sont fortement exposées aux énergies fossiles pourraient avoir besoin de plus de temps pour mettre en œuvre ces mesures.
De nouvelles règles européennes relatives à la communication d’informations sur les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) des banques s’appliqueront à partir de décembre 2022, ce qui permettra aux autorités de surveillance d’identifier facilement les actifs auxquels doit s’appliquer le coefficient de pondération des risques de 150 %, sans devoir déployer de ressources dédiées. Il sera ainsi possible de combler facilement (et efficacement) le déficit de fonds propres des banques.
– Une partie des fonds propres supplémentaires estimés dans cette étude se recoupera avec les nouveaux fonds propres que les banques devront de toute façon mobiliser pour la mise en œuvre finale des Accords de Bâle 3, notamment dans le cadre de la mise en œuvre du plancher de capital. Nous estimons que ce chevauchement pourrait réduire les fonds propres supplémentaires d’environ 10 %.
– Afin d’optimiser le traitement des fonds propres de chaque banque, les autorités de surveillance pourraient appliquer des mesures discrétionnaires relevant du deuxième pilier, par exemple pour tenir compte des risques de concentration liés au climat ou de la qualité des plans de transition des clients des banques.
Les avantages de cette approche sont les suivants :
– Les banques resteraient libres de continuer d’accorder des prêts aux entreprises du secteur des énergies fossiles, aux prix du marché pondérés par le risque. Comme il s’agit d’une mesure purement prudentielle visant à protéger les banques contre de fortes pertes, les autorités de surveillance ne seraient ainsi pas accusées de faire de la politique.
– Ce régime pour actifs « à haut risque » permettrait aux banques de se prémunir contre le risque de subir des pertes en cascade liées à la dépréciation à la vente au rabais de ces actifs. Disposer d’une plus grande capacité d’absorption des pertes est le seul moyen efficace de renforcer la résilience des banques face aux effets imprévisibles et perturbateurs des changements climatiques.
– La transition vers ce régime d’actifs « à haut risque » pourrait commencer dès maintenant, sans avoir à attendre des années de progrès de la modélisation des risques climatiques sur lesquels fonder la gestion des risques de chaque banque (sachant que les modèles existants ne sont de toute façon pas en mesure de rendre compte de la nature radicalement incertaine et prospective des risques liés au climat). Cela permettrait d’éviter les problèmes liés aux erreurs de modélisation et de réduire le laps de temps durant lequel les risques financiers liés au climat pourront s’accumuler, et ainsi de réduire les risques et les répercussions d’un ajustement désordonné à l’avenir.
Une subvention implicite aux énergies fossiles
Le fait que les actifs fossiles des banques ne soient pas considérés à l’heure actuelle comme des actifs « à haut risque » permet aux banques d’accorder des financements à des taux anormalement bas aux entreprises du secteur des énergies fossiles. Dans la mesure où ce sont les banques qui assument les risques de crédit, c’est comme si elles accordaient une subvention au secteur des énergies fossiles, réduisant par là même l’efficacité de l’allocation du crédit bancaire.
Sur la base des prévisions de McKinsey concernant le rendement escompté des capitaux propres des banques au cours des prochaines années (entre 7 et 12 %), nous estimons que ce transfert de valeur en faveur de l’industrie fossile représente environ 18 milliards de dollars par an. Cela signifie que les banques sous-évalueraient de 1,3 % par an leur portefeuille de 1 300 milliards de dollars d’actifs fossiles.
Cette subvention implicite pénalise clairement le financement de projets liés au développement durable et à la transition. La réforme prudentielle proposée ci-dessus pourrait contribuer à résoudre ce problème, tout en offrant un filet de sécurité bien nécessaire aux économies et à la société en général.
Conclusion
La révision législative en cours des règles prudentielles de l’UE pour le secteur bancaire – règlement et directive sur les exigences de fonds propres, dite CRR – est une occasion unique d’introduire une pondération sectorielle des risques liés à l’exposition aux énergies fossiles. Si la mesure était adoptée, les autorités de surveillance devraient travailler en collaboration avec les banques pour mettre en place progressivement ces changements sur une période appropriée, afin que les banques et leurs clients n’en subissent pas de conséquence négative. Une telle démarche est essentielle pour protéger les banques françaises contre les risques liés au financement du secteur des énergies fossiles et aux bouleversements résultant de l’accélération des changements climatiques, sans pour autant réduire leurs capacités à accorder des prêts.
Greg Ford
Note :
– Consultez toutes nos conclusions régionales sur les banques américaines, britanniques, canadiennes, françaises, allemandes, italiennes et espagnoles.
– Si vous pouvez aider TechDécouverte à
0 commentaires